Luc MICHEL pour EODE Think Tank /
avec Stratfor / 2015 02 16 /
http://www.eode.org
https://www.facebook.com/EODE.org
“Se faire enseigner par l’ennemi est un devoir et un honneur”
– Général Haushofer, géopoliticien allemand
(le père du concept de « Bloc continental »).
Nous reproduirons dès la semaine prochaine avec l’aimable autorisation de STRATFOR certaines analyses géopolitiques et géostratégiques du principal groupe américain de renseignement privé et d’analyse stratégique.
STRATFOR inscrit son travail dans la lignée incontestable de l’« Ecole néo-machiavélienne américaine » (1) (voir les analyses de Raymond ARON), amorcée avec James BURNHAM (auteur des « Machiavéliens, défenseurs de la liberté » et du manifeste géopolitique américain « The Struggle for the World » en 1943, édition française en 1946 sous le titre « Pour la domination mondiale »), et continuée par de brillantes figures comme Henry KISSINGER ou Zbigniew BREZINSKI (et son livre « Le Grand Echiquier »).
C’est-à-dire une analyse géopolitique rigoureuse, quasi scientifique, loin des idéologies et des passions politiques vulgaires. Cette méthode scientifique est aussi celle de notre Ecole géopolitique (2). Même si l’idéologie américaniste messianiste, celle de la « Manifest destiny », revient souvent à la charge (3). A l’heure où Washington dicte l’agenda politique et militaire du monde, il est indispensable de connaître les analyses et les grilles de lecture de ses élites. En n’oubliant pas que celles-ci répondent évidemment aux intérêts des seuls USA et à leur vision du monde!
– I –
STRATFOR, « un think-tank et une société mondiale de renseignements, fournit aux journalistes et producteurs une nouvelle compréhension des événements mondiaux d’importance géopolitique ». Telle est l’auto-présentation de STRATFOR, qui affirme que « Notre perspective associe renseignements et analyse pour donner une meilleure compréhension de ce qui est derrière ces événements, relier les points entre eux, et prévoir ce qui va arriver dans les prochaines semaines » et que « STRATFOR est l’éditeur en ligne de premier plan du monde des renseignements géopolitiques. Notre équipe mondiale de professionnels du renseignement offre à nos membres un aperçu des développements politiques, économiques et militaires pour réduire les risques, identifier les opportunités, et rester au courant des événements à travers le monde ».
Strategic Forecasting Inc., plus communément connu comme STRATFOR , est en fait une entreprise privée basée au Texas, qui recueille des renseignements pour les sociétés et services des gouvernements américain et étrangers. En raison de son analyse et de ses prévisions précises, STRATFOR « sert souvent comme source pour les médias et continue de fournir des mises à jour quotidiennes de renseignements et des interviews d’experts pour les sites médias locaux, nationaux et internationaux. STRATFOR « fournit des informations publiées et un service de renseignement personnalisé pour les particuliers, les entreprises mondiales, et les services des gouvernements américain et étrangers à travers le monde. La liste des clients de STRATFOR est confidentielle, mais la liste de la publicité de la société comprend 500 sociétés de Fortune et des organismes gouvernementaux internationaux. Les professionnels du renseignement de STRATFOR apparaissent régulièrement à des conférences et comme experts en la matière dans les médias grand public ».
STRATFOR a été cité par des médias tels que CNN, Bloomberg, Associated Press, Reuters, The New York Times et la BBC comme « une autorité sur les questions stratégiques et tactiques ». STRATFOR a aussi été diabolisée par certains « théoriciens du complot » et présenté comme une « CIA de l’ombre ». C’est évidement une méconnaissance fondamentale de ce qu’est le travail de renseignement sur les sources ouvertes. STRATFOR a été spécialement l’objet d’un article en couverture dans BARRON intitulée « The Shadow CIA » (Jonathan R. Laing. « The Shadow CIA ». Recherche 2007-09-17).
D’origine hongroise, George FRIEDMAN est le PDG et fondateur en 1996 de l’agence de renseignement privée STRATFOR et l’auteur de “THE NEXT 100 YEARS” (4). Remarquablement, FRIEDMAN affirme que « les Etats-Unis – loin d’être sur le point de déclin – ont en fait juste commencé leur ascension. » Peut-être de façon anachronique, FRIEDMAN « fait valoir que la puissance navale est toujours centrale, même au XXIe siècle. Parce que l’Amérique contrôle à la fois l’Atlantique et le Pacifique, elle est pratiquement assurée d’être la puissance mondiale dominante » (The New York Times, Octobre 2009). Dans « THE NEXT 100 YEARS », FRIEDMAN affirme également: « En temps voulu, l’ordre géopolitique se déplacera à nouveau, et l’époque américaine prendra fin. Peut-être même plus tôt, la puissance des États-Unis va décliner. Mais pas encore, et pas dans ce siècle » (New Statesman; Août 2009).
– II –
L’axe principal de la vision du monde de FRIEDMAN et de STRATFOR, c’est que depuis 2008 le monde a changé et est entré dans une nouvelle ère géopolitique: « cette année a redéfini le système géopolitique mondial, ouvrant la porte à une résurgence de la puissance russe et révélant la fragmentation sous-jacente de l’Europe et les faiblesses de l’OTAN (…) Après l’été 2008, il n’est plus de mise de parler de l’Europe en tant qu’unique entité, ni de l’OTAN en tant qu’alliance en état de fonctionner pleinement, ni d’un monde dans lequel l’Etat-nation serait obsolète. De fait, c’est le contraire : l’Etat-nation s’est avéré la seule institution en état de marche… », écrit FRIEDMAN.
Cette nouvelle ère géopolitique résulte de deux facteurs principaux :
* d’une part la crise économique de 2008, qui a donné un premier coup d’arrêt à la globalisation et marque le retour du rôle des états-nations (prématurément déclarés obsolètes, « L’Etat-nation rugissait à nouveau à la vie, après avoir semblé s’abîmer dans l’insignifiance… »),
* d’autre part le retour de la Russie comme grande puissance mondiale (la leçon donnée à la Géorgie et à l’OTAN lors de la guerre de l’Eté 2008 marquant cette résurrection de l’Etat russe, amorcée dès l’arrivée de Poutine au pouvoir).
« Quant au basculement de l’année 2008, il est double, et il tourne autour de deux dates : le 7 août, et le 11 octobre…, analyse George FRIEDMAN (Le retour de l’Etat-nation, Stratfor Geopolitical Intelligence Report, 27 octobre 2008). Le 7 août, l’armée géorgienne attaquait ‘sa’ (les guillemets sont de Friedman) région séparatiste d’Ossétie du Sud. Le 8, les troupes russes répliquaient, en envahissant la Géorgie. La réponse occidentale, quant à elle, fut essentiellement d’ordre rhétorique. Durant le week-end du 11 octobre, les pays du G-7 se réunirent, à Washington, afin de planifier une réponse conjointe à la crise financière mondiale. Plutôt que la définition d’un plan conjoint, la décision – par défaut – consista en ce que chaque pays agirait de manière à sauver son propre système financier, au moyen d’une série de lignes directrices décidées, en gros (mais pas dans le détail), d’un commun accord. Les événements du 7 août et du 11 octobre ne sont liés entre eux que par leurs seules conséquences. Les uns et les autres ont démontré la faiblesse des institutions internationales, et ils ont confirmé la primauté de l’Etat-nation, ou, plus précisément, de la nation et de l’Etat (…) Ensemble, les deux événements ont représenté des défis qui dépassaient de très loin la prégnance des guerres en Irak et en Afghanistan ».
Cette ère géopolitique nouvelle est marquée par la double fracture de l’OTAN entre les USA et les pays européens, et entre les Européens eux-mêmes. Et la crise ukrainienne depuis janvier 2014 confirme cette analyse. Même si les USA font tout, du chantage sur le passé des dirigeants européens aux révolutions de couleur (comme celle rampante contre le régime Orban en Hongrie depuis la fin 2014), pour réduire ces fractures.
Une division qui oblitère l’avenir de l’Alliance atlantique et aussi celui de l’Union Européenne, dit FRIEDMAN : « La guerre russo-géorgienne a soulevé de profondes questions quant à l’avenir de l’alliance militaire multilatérale (qu’est l’OTAN). Chaque pays membre a consulté ses propres intérêts nationaux, et a conduit sa propre politique étrangère. Dès lors, la coupure entre les Européens et les Américains est garantie sur facture, mais la division entre Européens est tout aussi profonde. Si l’on ne pouvait pas dire que l’OTAN fonctionnait effectivement, on ne savait pas non plus très bien, après le 8 août, en quel sens les Européens existaient effectivement, sinon en tant qu’Etat-nations individuels (…) Ce qui avait été démontré en termes politico-militaires par la guerre de Géorgie, le fut, ensuite, en termes économiques, par la crise financière. L’ensemble du système multinational créé après la Seconde guerre mondiale s’est effondré, durant cette crise – ou, plus précisément, la crise a largement dépassé leurs prévisions et leurs ressources. Aucun des systèmes financiers n’a été en mesure de faire face, et beaucoup se sont effondrés (…) Le 12 (octobre 2009), lors de la tenue de leur sommet eurozone par les Européens, il devint évident qu’ils agiraient, en tant que nations, individuellement ».
La nouvelle politique de puissance de Berlin, qui projette seule celle-ci, hors de la diplomatie de l’UE, sur la Mittel-Europa, l’Ukraine ou encore l’Afrique, démontre bien ces « Européens qui existent effectivement en tant qu’Etat-nations individuels » (5).
– III –
C’est en Eurasie que la nouvelle ère marque le plus grand bouleversement, l’échec annoncé de l’Union Européenne – que jusque là seul Jean THIRIART (6) (le père du concept de «Grande Europe» ) avait envisagée dès le milieu des années 60 – et le retour de la Russie comme grande puissance avec le régime de Poutine s’ajoutant aux conséquences de la crise et modifiant les équilibre du continent. « cette année (2008) a redéfini le système géopolitique mondial, ouvrant la porte à une résurgence de la puissance russe et révélant la fragmentation sous-jacente de l’Europe et les faiblesses de l’OTAN. La plus importante manifestation de ce phénomène est l’Europe. Face à la puissance russe, il n’y a pas de position européenne unifiée. Face à la crise financière, les Européens se coordonnent entre eux, mais ils n’agissent pas de manière unie. Après l’été 2008, il n’est plus de mise de parler de l’Europe en tant qu’unique entité, ni de l’OTAN en tant qu’alliance en état de fonctionner pleinement, ni d’un monde dans lequel l’Etat-nation serait obsolète ».
FRIEDMAN rappelle le rôle géopolitique central de la Russie en Europe et en Eurasie, clé de la domination mondiale : « Nous devons insister sur le fait que l’importance de la puissance russe réside en ceci : dès lors que la Russie domine le centre du continent eurasiatique, la force fait intrusion en Europe. La Russie, unie avec le reste de l’Europe, est une force mondiale écrasante. Une Europe résistant à la Russie – et on est là dans la problématique initiée par notre Ecole géopolitique « euro-soviétique » dès le début des année 80 (7) – définit l’ensemble du système mondial. Une Russie fragmentée ouvre la porte à d’autres problèmes géopolitiques. Une Russie unie et puissante monopolise la scène mondiale ».
Enfin, FRIEDMAN annonce l’échec annoncé de l’Union Européenne, loin des visions optimistes des Eurocrates pour qui le succès de l’UE est un horizon inévitable et indépassable. Il évoque une UE réduite à « un arrangement voué à gérer l’économie européenne ». Et dans son livre « LES CENT PROCHAINES ANNEES », l’UE fini, sortie de l’Histoire, comme un petit ensemble réduit à sa dizaine de fondateurs, sous la domination résiduelle d’une Allemagne qui, elle aussi, a renoncé à la puissance.
Il ajoute à propos de l’UE dès 2008 que « Sa bureaucratie, basée à Bruxelles, a accru son autorité et son efficacité, tout au long de la décennie écoulée. Le problème, avec l’Union européenne, c’est qu’il s’agissait d’une institution prévue pour gérer la prospérité. Une fois confrontée à une sérieuse adversité, toutefois, cette institution a été gelée, remettant le pouvoir aux Etats membres (…) En fin de compte, ce n’est pas l’entité « Europe » qui détient le pouvoir, mais bien plutôt les pays membres pris individuellement. Ce n’est pas Bruxelles qui mettait en musique les décisions prises à Strasbourg ; les centres de pouvoir (au pluriel) étaient à Paris, à Londres, à Rome, à Berlin et dans les autres capitales de l’Europe et du monde. Le pouvoir incombait aux Etats qui gouvernaient des nations. Ou, pour être plus précis, les deux crises jumelles ont mis en évidence le fait que le pouvoir n’avait jamais quitté ces capitales historique ». Et il conclut sur « la fragmentation sous-jacente de l’Europe » et sur le fait qu’ « Après l’été 2008, il n’est plus de mise de parler de l’Europe en tant qu’unique entité ». Le choc de l’égoisme allemand et de la crise grecque en ce début 2015 illustre le propos.
Sept ans plus tard, la prédiction de FRIEDMAN, que nous partagions, est en cours de réalisation. ET il faut plus que jamais lire STRATFOR, se laisser « enseigner par l’ennemi » …
Luc MICHEL
# NOTES ET RENVOIS :
(1) La pensée de Machiavel est à bon droit tenue pour la fondation de la philosophie politique moderne. Une pensée politique débarrassée de la théologie et de la morale moralisatrice pour s’en tenir à la réalité effective des choses. L’influence de Machiavel est évidente sur les sociologues et philosophes des XIXe et XXe siècles qui se sont consacrés à la compréhension du rôle politique des élites : Roberto Michels, Benedetto Croce, Vilfredo Pareto, le grand-européen Thiriart … ou encore l’américain James Burnham.
On doit prendre Le prince dans un sens général : Machiavel nous donne une théorie générale de la classe dirigeante : comment la former, comment la recruter, comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie.
(2) Cfr. Karel HUYBRECHTS : « Aux confluents de deux grands courants, l’Ecole néo-machiavélienne (notamment la science politique de Machiavel et la sociologie de Pareto, Roberto Michels, etc) et du Marxisme-Léninisme, Luc MICHEL, mène une analyse froide, sans passion superflue, sans tomber dans les pièges de l’idéologie, de la propagande ou de l’histoire partisane »,
in ANTICIPER L’EVENEMENT : LUC MICHEL ET L’ANALYSE PROSPECTIVE GEOPOLITIQUE,
(4) Georges FRIEDMAN, THE NEXT 100 YEARS: A FORECAST FOR THE 21ST CENTURY (2009). Doubleday, ISBN 0-385-51705-X.
(5) Cfr. EODE-TV/ LE GRAND JEU. AU CŒUR DE LA GEOPOLITIQUE MONDIALE: LA GRANDE-ALLEMAGNE DE RETOUR /PARTIE 1. UNE MENACE POUR L’EUROPE ?
Conception et direction Luc MICHEL /
Coproduction Luc MICHEL – EODE-TV – Afrique Media.
(6) Cfr. Luc MICHEL, « CONCEPTIONS GEOPOLITIQUES DE JEAN THIRIART : LE THEORICIEN DE LA NOUVELLE ROME »,
CYCLE DE CONFERENCES « JEAN THIRIART : L’HOMME, LE MILITANT ET L’ŒUVRE », organisé par l' »Institut d’Etudes Jean Thiriart » et l’ « Ecole des Cadres Jean Thiriart » (Départements de l’Asbl « Association Transnationale des Amis de Jean Thiriart »),
Sur http://www.pcn-ncp.com/Institut-Jean-Thiriart/cf/cf01.htm
Et http://www.pcn-ncp.com/Institut-Jean-Thiriart/cf/cf01-2.htm
(7) Au début des Années 80, THIRIART fonde avec José QUADRADO COSTA et moi-même l’« Ecole de géopolitique euro-soviétique » où il prône une unification continentale de Vladivostok à Reykjavik sur le thème de « l’Empire euro-soviétique » et sur base de critères géopolitiques.
Théoricien de l’Europe unitaire, THIRIART a été largement étudié aux Etats-Unis, où des institutions universitaires comme le « Hoover Institute » ou l’ « Ambassador College » (Pasadena) disposent de fonds d’archives le concernant. Ce sont ses thèses antiaméricaines « retournées » que reprend largement BRZEZINSKI, définissant au bénéfice des USA ce que THIRIART concevait pour l’unité continentale eurasienne.
Sur l’Ecole de géopolitique euro-soviétique, cfr. :
José CUADRADO COSTA, Luc MICHEL et Jean THIRIART, TEXTES EURO-SOVIETIQUES, Ed. MACHIAVEL, 2 vol. Charleroi, 1984 ;
Version russe : Жозе КУАДРАДО КОСТА, Люк МИШЕЛЬ и Жан ТИРИАР, ЕВРО-СОВЕТСКИЕ ТЕКСТЫ, Ed. MACHIAVEL, 2 vol., Charleroi, 1984.
Ce recueil de textes fut édité en langues française, néerlandaise, espagnole, italienne, anglaise et russe.